vendredi 25 avril 2014

Serge, homme de lettres

Une troisième histoire en train…

Serge, homme de lettres
Gare St Jean, pendant la 2ème guerre mondiale.

La gare grouille de soldats qui hurlent des ordres à tout bout de champ : le lieu résonne de sons gutturaux. Les brimades et les humiliations vont changer à tout jamais la perception qu’auront les Français de la langue allemande, c’est sûr ! Serge est habitué au bruit permanent de la gare, mais il ne se fera jamais à la présence perpétuelle de la Gestapo, la police secrète des Allemands. Il y travaille depuis neuf ans en tant que bagagiste; c’est lui qui est chargé, en compagnie de six autres collègues, d’aider les voyageurs à monter et descendre leurs bagages. Aussi, il doit charger et décharger les trop rares marchandises et les sacs de courrier. 

En compagnie de Lulu et Coco, il attend que le train en provenance de Libourne s’arrête complètement. Ca y est, les premiers voyageurs descendent, il aide une jolie demoiselle et sa sœur à descendre. La belle ne lui accorde pas un regard : c’est vrai qu’avec son vieux chandail et ses indomptables cheveux roux, il ne ressemble pas à grand-chose notre ami ! Elles sont suivies d’une famille à l’air très pressé. Les deux parents et leur fils ont l’air perdu et affolé, ils descendent en jetant des coups d’œil de tous les côtés, chacun une petite valise à la main. A peine sur le quai, ils sont contrôlés par deux Nazis… effrayée, la famille montre docilement ses papiers pendant que le policier leur aboie ses ordres. Au bout de quelques instants, il les laisse repartir en s’esclaffant bruyamment avec son compatriote.
Serge observe la scène, interdit. En les croisant, il pense avoir repéré des traces de coutures anciennes sur leurs vestes, toutes situées au niveau du cœur. Sûrement des Juifs qui ont cousu, puis enlevé quelques mois après, la fameuse étoile jaune qui indique leur religion. Comme des animaux marqués au fer rouge. Ils ont dû se faire fabriquer des faux papiers, puisque les deux rigolards les ont laissés partir, tant mieux pour eux.

Une fois tout le monde sorti du train, il grimpe avec ses deux collègues dans le wagon où sont entreposés les grands sacs marron, tous pleins de courrier. En quelques minutes, presque tous sont déchargés. Lulu et Coco sont sur le quai et Serge se retrouve tout seul dans le wagon pour aller récupérer le dernier sac. Il l’empoigne pour le hisser sur son dos massif, mais sous le poids des lettres, le sac cède. Serge peste bruyamment, il ne manquait plus que ça ! Il se baisse pour ramasser les lettres et les ranger comme il peut, c’est qu’il y en a des centaines !
Distraitement, il lit les adresses écrites sur les enveloppes…. Bordeaux, Bègles, Mérignac… Étrangement, de nombreuses lettres sont adressées à la Kommandantur, le centre de commandement allemand de la région. Certaines lettres sont envoyées par d’autres administrations allemandes partout en France : on y voit l’adresse écrite à la machine et les tampons officiels du Reich. Mais d’autres sont écrites par des gens ordinaires : à la main, avec le nom de l’expéditeur qui fleure bon le terroir local.
Serge est perplexe… Qui écrit à la Kommandantur, et surtout pourquoi ? Pour en avoir le cœur net, il choisit une enveloppe au hasard et l’ouvre délicatement. C’est une lettre de dénonciation. Une dame y signale la présence d’un couple de retraités juifs cachés au-dessus de chez elle. Elle est indignée et compte « expressément sur une intervention rapide des services de la Gestapo pour régler le problème ». Serge est sous le choc. Si cette lettre parvient à la Kommandantur, cette famille sera délogée et envoyée en Allemagne. Un des nouveaux employés de la gare, récemment muté et qui travaillait avant dans la gare de Metz, lui a parlé de grands camps de rassemblement en Allemagne où les Nazis envoient les Juifs.  Non, pas camps de rassemblement, mais de concentration, voilà ce qu’il avait dit. Il regarde pensivement la lettre.
C’est alors que Lulu monte dans le wagon et l’apostrophe :
- Alors Serge, tu fais la sieste ?
Discrètement, il cache la feuille dans son dos. Il a été rapide, Lulu n’a rien vu.
- Mais non, le sac s’est cassé !
- Ca arrive souvent en ce moment. A cause des restrictions, on ne jette plus rien, on utilise les sacs jusqu’à ce qu’ils ne soient plus que des lambeaux, comme nos vêtements ! Allez, fais vite !
- Oui, oui. On se retrouve sur le quai, j’arrive !
Lulu acquiesce et part. Serge n’a pas voulu lui parler de sa trouvaille. Il a souvent vu Lulu bavarder avec les Allemands dans la gare et il a souvent exprimé sa satisfaction quand ils arrêtaient des Juifs. A ce qu’il raconte, il ferait même partie d’un groupe armé appelé la Milice !

Il doit agir. Vite. Comment ? Il faut déchirer la lettre. Mais que faire des petits bouts de papier ? Alors la brûler. Mais il sera repéré, c’est sûr. Il doit emporter la lettre et la détruire loin de la gare et des soldats. Il la remet dans l’enveloppe, plie et range le tout dans sa poche. Il entreprend alors de ranger les autres lettres échappées du sac. Au fur et à mesure, il  décide de mettre de côté toutes les lettres écrites à la main et destinées à la Kommandantur : il va aussi les détruire.
Le grand sac est enfin rempli. Il manque vingt-deux lettres que Serge tient dans ses mains tremblantes. Alors, il bourre ses poches de pantalon. Glisse deux lettres dans ses vieilles chaussures.  Place cinq lettres sur toute la longueur de sa taille, entre sa peau et son pantalon. Entre son maillot de corps et sa chemise, il en cache encore quelques-unes. Il en reste encore ! Il les met sur sa tête, sous sa casquette noire. Tout est rangé !
Doucement, il récupère le sac et descend. Les poches pleines, les jambes bien écartées et le dos droit, il le dépose sur le quai. A cause des enveloppes, il se sent énorme et ridicule, il va se faire repérer.  Lulu et Coco ont déjà ramené les autres sacs au bureau de dépôt, où il amène à son tour le dernier sac. Vivement qu’il soit sorti de la gare, il brûlera les lettres dès que possible. 

De retour sur le quai, il se retrouve nez-à-nez avec les deux Allemands qui avaient contrôlé la famille. Il bredouille :
- J’ai fini ma journée, euh… je rentre.
- Très bien, faites comme vous voulez.  
- Au revoir.
C’est bon, ils n’ont rien vu ! Il respire, la sortie de la gare n’est qu’à quelques pas…
- HALT !
L’ordre a claqué, derrière lui, comme un coup de fusil. Ils ont dû repérer à sa démarche et son air coupable qu’il avait quelque chose à se reprocher ! Il se retourne :
- Oui ?
Le plus gradé des deux s’approche de lui et sort sa matraque. Serge ne respire plus, les yeux fixés sur ceux du soldat. Son visage découpé à la serpe laisse présager le pire. Avec sa matraque, l’Allemand tâte le ventre de Serge gonflé par les lettres. Dans un excellent Français, il éructe :
- Vous êtes bien gras pour un petit employé de gare en temps de guerre. Vous ne faites pas de marché noir au moins ?
- Non. J’ai toujours été un peu….euh…. enveloppé.
- Enveloppé ?
- Oui, ça veut dire « gros ».
- Je vois…. Attention, je vous ai à l’œil, jeune homme.
- Entendu. Je peux y aller ?
Serge se retourne et quitte la gare. Sur un terrain vague, il brûle les lettres de dénonciation, heureux et soulagé. Enveloppé…pourquoi ce mot lui est-il venu à l’esprit ?


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